Interview d'artistes : Ravi Prasad

Interview d'artistes : Ravi Prasad

Chanteur, flûtiste et percussionniste indien, Ravi Prasad accumule les apparitions scéniques et les collaborations depuis plus de trente ans. Concepteur de nouveaux carrefours musicaux entre Orient et Occident, c'est au Kerala, une province de l'Inde du Sud, qu'est né Ravi Prasad.

Diplômé du Central Carnatic College de Madras, il a approché la musique par l’instinct et assidûment étudié dans son pays dès le plus jeune âge. Ravi a joué avec des musiciens indiens de haute réputation tels V.V. Subramahnyam ou Kadri Golpalnath, mais aussi de nombreux artistes du monde entier.

De Bernard Lubat, à Nana Vasconcelos, en passant par Gérard Marais, Shyamal Maitra, Pedro Soler, ou le quartet Transtambourins (avec Paul Mindy, Carlo Rizzo, Adel Shams el-dîn), le talent de Ravi Prasad est protéiforme. Entre tradition et avant-gardisme, Ravi Prasad est un amoureux du son et de la vie au sens large, et elle le lui rend bien.

"La tradition, c'est une base. Mais tout artiste doit trouver sa propre tradition dans la tradition. Ce qu'on a fait cinq minutes auparavant, c'est du passé, ça fait déjà partie de la tradition. L'artiste, lui, doit se tourner vers la création et prolonger ainsi la tradition ; c'est un lien. Ce qui est important, c'est ce qu'il apporte à chaque instant vécu." R.Prasad

Depuis quand es-tu en France ?

Je suis arrivé en octobre 1985. C’était l’année de l’Inde et je travaillais avec une troupe d’artistes. J’avais eu l’occasion de venir déjà plusieurs fois en tournée, mais le destin a fait que lors de cette venue pour une tournée, j’ai rencontré la personne qui est devenue depuis ma femme. Ma vie a dès cet instant totalement changé.

J’étais jeune et ma carrière dans la musique carnatique étais déjà bien entamée. Je vivais à Madras à cette époque où j’ai aussi étudié et été diplômé en physique et chimie. Ce diplôme était plus pour tenir une promesse à mon père, bien que ce soit aussi grâce à lui que j’ai été sensibilisé depuis l’enfance par le chant et la tradition carnatique. Mon père était très actif (et il l’est encore aujourd’hui à l’âge de 84 ans) et il suivait les pas de Gandhi à l’époque. Pour lui, la musique avait une place plus passionnelle et il souhaitait que je sois diplômé pour avoir un métier.

Tu pratiques donc la musique depuis longtemps ?

À l’âge de cinq ans, j’ai commencé par la flûte et le chant, et ma famille baignait dans le savoir de cette tradition ancestrale. Vers quinze ans, j’ai vraiment décidé de suivre un maître et apprendre le chant plus sérieusement. J’ai d’ailleurs abandonné quelques temps la flûte. Ma curiosité était sans limite et je me passionnais aussi pour l’écriture, le théâtre et la peinture. Le chant m’a passionné pendant plus de vingt ans et par la suite je me suis perfectionné dans les percussions. Je me suis spécialisé dans le jeu de la guimbarde carnatique entre autres.

Quels instruments n’as-tu pas approché et qui te passionnent ?

Il n’y a pas vraiment d’instrument que je n’ai pas approché. Grâce aux nombreux artistes que j’ai croisé, il m’a été possible d’essayer et entendre de nombreux instruments de musique du monde. L’instrument qui me passionne le plus, c’est sans doute le kanjeera. Il est tellement rudimentaire dans sa forme et tellement complexe dans son jeu, que je le trouve très proche de l’art de la voix et du chant. Bien entendu, dans la musique indienne il y a aussi le tabla par exemple. C’est très beau, mais le kanjeera demande un travail très assidu et spécifique. C’est ce qui me plait en lui. Je pense que la voix n’a aucune limite et le kanjeera se rapproche de cette vision. Cet instrument n’est qu’un petit cadre de bois, sur lequel une peau tendue doit être mouillée pour pouvoir travailler les frappes et trouver les sons.

Quelle remarque peux-tu faire depuis ton arrivée en France, après toutes ces expériences que tu as vécue ? Tu as subi un choc des cultures comme on dit ?

Je pense que la chose était positive dès le départ. Pour moi, surtout avec les quelques années d’isolement, loin de ma tradition, je me rends compte que je dois beaucoup à tout ce que j’ai appris dans mon pays. Depuis longtemps, j’aime travailler avec les images et j’ai vu une image à ce sujet. Une abeille tombait dans un pot de miel. Comme si sa propre richesse l’étouffait. Je fais ici le lien avec la tradition. J’ai eu la même sensation pour ma vie avec le recul. C’est un cadeau du ciel d’être venu en France et d’avoir pu faire vivre mon savoir autrement.

En vivant ici j’ai trouvé un équilibre et par chance grâce à ma passion. Dans tout ça, il y a un rapport spirituel. Je suis quelqu’un de privilégié, mais tout cela m’a aussi permis de me remettre en question et de me faire avancer sur ce chemin qui m’a été donné. La musique c’est aussi en rapport avec le sacré et le spirituel et j’ai toujours essayé de communiquer ce message. Que ce soit dans les stages ou les concerts, il y a un échange à double sens avec le public. Le public m’aide à évoluer. Comme mon père disait, il faut deux mains pour faire du bruit !

À quoi te fais penser cette phrase de Robert Schumann qui dit qu’il faut jouer comme si l’on jouait devant un maître ?

Oui, mais finalement je crois quand même, avec le recul, que j’ai compris ce qu’était un vrai maître. Un maître, c’est quelqu’un qui a retrouvé son maître intérieur. Qu’est-il possible d’apprendre avec un maître dans notre vie ? En gros, il nous donne 25%. Les autres 25% c’est la maîtrise de ce que le maître nous a donné. Et il faut sans cesse travailler et jouer, même pendant l’apprentissage avec le maître. Ensuite, soit égoïstement on va aller vers 51% et allé chercher le son, soit on dit, je vais de 49% à 0% et reviens en arrière. D’après moi, c’est à ce moment que l’on devient le vrai maître. Rien ne nous appartient, et l’on défait et l’on refait. Il faut apprendre et désapprendre, comme les feuilles en automne qui tombent et reviennent au printemps. Tous les êtres humains ont la possibilité de devenir leur propre maître intérieur. Chacun a un chemin différent, et je sens que je n’ai rien à prouver et que je ne dois rien à personne.

Qu’est-ce qui se passe lorsque tu es sur scène ?

Sur scène je ne suis pas moi. Je suis une sorte de « catalyseur » d’énergie et j’essaye d’être le plus ouvert possible, sans peur. Ma venue et tout le travail que je fais depuis vingt ans en France m’ont donné la possibilité de développer cette sorte de spiritualité. C’est mon destin et je devais passer par là. Et c’est fabuleux de pouvoir vivre ce qui nous passionne.

Pour la petite anecdote, en 1982, à Madras, une amie allemande venait visiter son frère et elle voulait visiter le Kerala. Elle voulait aussi absolument voir un astrologue (sourire). On m’a conseillé quelqu’un et je l’ai accompagnée pour la traduction. Mon amie et moi sommes arrivés dans une maison de campagne et il y avait un vieux monsieur torse nu, assis devant la maison. Je lui ai expliqué pourquoi j’accompagnais mon amie et il a dit deux ou trois mots sur elle.

Cet homme, qui était aussi voyant, commença à parler aussi de moi. Je ne l’avais jamais rencontré et il me dit « tu es dans l’artistique ». Il continua et me parla, en me donnant des éléments qui étaient totalement exacts. Comme s’il me connaissait. J’étais épaté.

Ensuite, il me dit qu’à l’âge de trente-deux ans, je quitterai l’Inde. Et à partir de là que tout changerait dans ma vie. J’ai décidé de rester en France le 25 décembre 1985 et le 6 janvier 1986 c’était mon trente deuxième anniversaire ! À quelques jours près, les paroles de ce voyant étaient exactes. L’astrologie, la voyance ou les domaines spirituels, sont des choses auxquelles on peut croire ou pas, mais il y a quelqu’un qui a déclenché un signe pour moi à cet instant.

Ça m’évoque ce que l’on nomme le destin. Si chacun de nous croit en ce mot, le destin, si chacun a une foi et croit en sa force intérieure, ça nous donne une possibilité de confronter nos peurs. On peut croire en ce qu’on veut, ce qui compte c’est la croyance intérieure. L’être humain n’a pas construit le ciel, et pour moi il y a une force au-delà de l’être humain.

Nous faisons partie de cette force. L’être humain est pour moi une sorte de missionnaire de cette force. Il a le message en lui, comme une lumière. Et n’importe quel métier ou passion permet de toucher le sacré, la spiritualité.

Quels sont tes maîtres spirituels en musique ?

Il y a mes deux premiers maîtres que j’ai eus au Kerala et à Madras. Le premier m’a enseigné quelque chose d’important : la force de la voix, celle qui vient des tripes. Aussi, juste dans sa façon d’être, il m’a énormément apporté. Il était très proche et possessif, comme un père.

Donc à une période, il a fallu que je parte, vu que mon père et mon maître vivaient dans la même ville. La relation risquait de devenir trop compliquée et c’est à cet instant que je me suis rendu à Madras pour étudier. J’ai rencontré cet autre maître, qui était aussi professeur d’université.

J’ai suivi son enseignement et suis allé aux concerts avec lui, comme cela se fait dans la tradition. J’ai coupé le cordon avec lui à Madras quelque temps avant de partir en France. Et je suis devenu comme mon propre maître. Un jour, en 2002 je crois, après ma douche, j’ai fait ma méditation j’ai eu une sensation. Un message, comme quoi il arrivait quelque chose de négatif à mon père. Après la séance de méditation, j’ai décidé de téléphoner en Inde. J’explique à mon père ce qui se passe et le sentiment inconfortable que j’avais eu. Il m’expliqua alors que mon premier maître était décédé.

Tu médites quotidiennement ?

Oui. Pour moi c’est important. C’est se rendre disponible et renouer avec ma tradition aussi. Je médite le matin avant de démarrer mes activités et le soir avant de me coucher. Parfois ça dure quinze secondes ou plusieurs minutes. Ce n’est pas une prière. C’est un moment de remerciement envers la vie et le fait d’être là.

Tu travailles tes instruments journellement ?

Non (sourire), j’ai beaucoup travaillé, en particulier la voix pendant une quinzaine d’années et cela pendant une dizaine d’heures par jour. J’ai atteint une certaine technique et la musique indienne demande une certaine virtuosité. Je suis ravi de tout ce temps que j’ai donné, mais maintenant c’est autrement et j’ai développé plusieurs philosophies dans ma carrière. Tout cela m’a amené à me rendre compte que si je continuais à travailler la technique, je n’allais pas forcément dans la bonne direction. On travaille la technique plus pour une performance. J’ai cette impression que j’entretiendrais plus une technique et que je ne chanterais pas avec ma voix intérieure, avec ma voix. Je chante maintenant ! Je viens aussi de la tradition orale et je souhaite préserver ça. Je compose, mais ma mémoire est bien développée et je continue à l’entretenir.

D’ailleurs, dans Transtambourins (avec Paul Mindy, Carlo Rizzo, Adel Shams el-dîn), nous avons un travail écrit, mais même sans jouer pendant plusieurs mois, je n’ai pas besoin de réviser avant de jouer. J’ai la mémoire des compositions et tout se passe bien. Je peux apprendre quelque chose, mais une fois que c’est intégré, je n’ai plus besoin de répéter. L’idée de répétition m’ennuie un peu. Je lui préfère « jouer ». Avec les autres je ne répète donc pas, mais je joue. Et cette idée de jouer (même sans public), pose d’autres jalons. Nous avançons dans nos compositions, les choses grandissent et en même temps nous enrichissons la musique, sans avoir la lassitude qu’apporte la répétition. Je « joue » avec les musiciens même dans la répétition.

Par exemple, dans mes stages, je ne prépare rien. J’ai une sorte de clairvoyance qui me permet de m’inspirer de la voix des gens qui sont là. Je me concentre et c’est ce que je ressens qui me guide. Si je n’ai pas ce « message », je ne peux pas démarrer. Je suis comme un garagiste. Je ne suis pas un créateur d’émotion, mais mon expérience me permet de dévisser et revisser certaines choses. Je peux faire comprendre, mais c’est la personne qui est en face de moi qui crée. La vie c’est aussi savoir s’enrichir dans l’échange avec l’autre. Avec le temps, j’ai compris que la vie ne dure qu’un cycle de respiration. Ça veut dire qu’il faut vivre dans le présent et profiter de l’instant sans reculer ou se projeter. La durée de la vie n’est qu’un instant.

« Le premier artiste, c’est le public » Ravi Prasad

Qu’est ce que tu penses des artistes indiens actuels ?

L’Inde est très peuplée. Ça veut dire que dedans il y a beaucoup de Ravi Prasad, beaucoup de Selvaganesh. Mais personne ne se ressemble chacun peut vivre une chance à un instant. Il faut éviter de chercher le vedettariat et être ouvert, à l’écoute.

Pour moi au niveau de la musique indienne, je pense qu’il faut faire attention et ne pas se cantonner à cinq artistes. Pour l’exemple de Selvaganesh, qui est le fils d’un grand artiste et qui joue avec Shakti, je trouve qu’il joue très bien.

Mais il est comme plein d’autres percussionnistes qui sont en Inde. C’est un peu comme la confusion avec Ravi Shankar. On peut dire qu’il a été un grand artiste, mais il y a un problème car 90% de la musique indienne tourne autour de lui. C’est très réducteur. Il y a d’autres choses en Inde. Les médias axent trop sur certains artistes. Il y a un manque de partage. Ravi Shankar est devenu un produit dans un circuit. Il était inconnu en Inde au départ et il a percé à partir de sa participation au Festival de Woodstock. À une époque en Inde, lorsque tu mettais dans ton CV que tu avais tourné en Occident, tu étais regardé autrement et tu avais accès à des privilèges. Maintenant ce temps est révolu et heureusement.

T’intéresses-tu aux jeunes artistes indiens ?

Depuis que je ne suis plus en Inde, je n’ai pas suivi la nouvelle génération. Je me suis plutôt « laissé » captiver par des artistes de ma génération.

© 2017 Jimmy Braun / Djoliba / Ravi Prasad

[Initialement publié en septembre 2007 sur Percussions.org]